Aide aux survivantes de viol à l’Hôpital Panzi

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Résumé:

La modeste contribution financière de Singing Out Loud est destinée à l’Hôpital de Panzi, situé dans la ville de Bukavu, au Sud-Kivu. L’hôpital reçoit toutes sortes de patients et traite des cas basiques, comme des cas graves, mais surtout, il offre aux survivantes de violences sexuelles des soins gratuits selon une approche holistique. Celle-ci se base sur quatre piliers : médical, psychologique, socio-économique et juridique. Ainsi, les femmes les plus abîmées sont « réparées » médicalement et chirurgicalement parlant, tout en étant suivies psychologiquement. Elles peuvent ensuite passer plusieurs mois dans des foyers de l’hôpital où elles sont entourées et peuvent se reconstruire durablement pour reprendre le contrôle de leur vie. Elles bénéficient également de diverses formations professionnelles et d’une assistance juridique les accompagnant dans les procédures intentées contre leurs agresseurs. Comme le Dr Mukwege le rappelle souvent, ces femmes sont d’une force et d’un courage hors du commun ; un des objectifs de l’hôpital de Panzi est de les aider à transformer leur souffrance en encore davantage de force.

       L’hôpital a été fondé en 1999 par le Dr Denis Mukwege, chirurgien-gynécologue. C’est au cours de cette année qu’il découvrit le nouveau visage de la guerre caractérisé par les violences sexuelles faites aux femmes. Depuis, il les « répare » sans relâche et multiplie les appels devant la communauté internationale pour dénoncer cette situation qui demeure dans un insoutenable statu quo. Bien que fatigué de l’inaction des dirigeants tant des pays impliqués dans la guerre que de la communauté internationale, et malgré les attentats perpétrés à sont encontre par différents groupes armés, il ne cesse son combat pour les femmes depuis les années 80.


 

L’Hôpital Panzi et la Fondation Panzi

L’Hôpital Panzi, à Bukavu (Sud-Kivu, Est de la RDC) a été fondé en 1999 par le Dr Denis Mukwege avec l’aide matérielle et financière de diverses organisations, notamment anglaises et suédoises. Tant les patients ayant besoin de traitements basiques que ceux souffrant de problèmes de santé découlant spécifiquement des conflits y sont traités. L’hôpital est composé de quatre départements : gynécologie obstétrique, pédiatrie, chirurgie et médecine interne. L’hôpital fait face à de nombreux défis, notamment le manque d’approvisionnement en eau et en électricité et une situation instable en termes de sécurité. Par ailleurs, en raison de la pauvreté touchant la région, plus de 50% des patients de Panzi ne peuvent s’acquitter de leurs factures médicales. Il convient de préciser que les soins sont gratuits d’office pour les personnes les plus vulnérables (survivant-e-s de violences sexuelles, personnes souffrant de malnutrition ou atteintes du VIH-Sida). Toute aide financière est donc toujours la bienvenue. En 2008, la Fondation Panzi a été créée non seulement afin de soutenir les activités de l’hôpital du même nom,  «mais aussi [afin] de permettre à ce dernier de rayonner vers l’intérieur de la province, de créer des cliniques rurales au service des communautés éloignées » [1].

Une approche holistique

L’Hôpital de Panzi assure une prise en charge holistique pour les survivantes de viols, se basant sur quatre piliers : médical, psychologique, socio-économique et juridique. Sur le plan physique, les femmes sont traitées pour les affections découlant des agressions sexuelles, notamment les maladies et infections sexuellement transmissibles transmises par leurs agresseurs. Une importante partie des patientes doit également subir des interventions chirurgicales, leurs organes ayant été détruits par la force des viols. Une section est par ailleurs spécialement dédiée au traitement de la fistule (« une perforation entre les parois anale et vaginale de la femme, causant l’incontinence urinaire et anale » conséquence des viols ou des accouchements prématurés ou difficiles[2]). En parallèle du traitement physique, les patientes bénéficient d’une prise en charge psychologique. Ensuite, comme l’explique Mukwege,

lorsque les patientes se portent mieux sur le plan physique et psychologique, nous les transférons à la “Cité de la Joie“ et à la maison d’accueil et de transit “Dorcas”, qui poursuivent la réhabilitation des survivantes avec l’encadrement psychologique et le renforcement des capacités visant à l’autonomisation des femmes sur le plan social, économique et politique.

Il poursuit :

L’objectif principal [est] de transformer la souffrance en force, en pouvoir et d’outiller les bénéficiaires pour développer leur capacité à devenir autonomes à leur sortie. Cette prise en charge holistique aide les femmes à reprendre confiance et l’estime d’elles-mêmes. De plus, nous constatons avec satisfaction que beaucoup de femmes, après quelques semaines ou mois de traitement, d’accompagnement et de renforcement de capacités, deviennent de véritables activistes des droits de la femme, protégeant non seulement leurs droits, mais aussi ceux de leurs enfants et de leurs communautés, faisant d’elles des leaders dans leur milieu. [3]

 

Crédits: Physicians for Human Rights. Des femmes fêtent le retour du Dr Mukwege en RDC, janvier 2013.

Crédits: Physicians for Human Rights. Les femmes fêtent le retour du Dr Mukwege en RDC, janvier 2013.

       Les maisons Dorcas I, II et III sont destinées aux survivantes de viol les plus vulnérables, malades et épuisées. Celles-ci y restent généralement trois mois. Avant l’existence de ces maisons d’accueil, les femmes qui parcouraient des kilomètres pour se réfugier à Panzi, sans savoir de quoi serait fait leur avenir, étaient hébergées le temps d’être soignées et de réfléchir à comment redémarrer. Une fois le traitement terminé, par peur de retourner chez elles, d’être rejetées ou de se faire violer à nouveau, certaines femmes restaient à Bukavu et y erraient « comme des épaves. Pour se nourrir, elles grappillaient au marché ce qu’elles pouvaient, vivaient dans des maisons en ruine ou chez des connaissances, payant l’hospitalité de quelques services. D’autres encore étaient obligées de se prostituer »[4]. C’est notamment pour contrer ce phénomène que les maisons Dorcas ont été créées ; pour que les femmes, une fois soignées physiquement, puissent passer du temps à se reconstruire, en sécurité et entourées de professionnels ainsi que d’autres femmes et enfants vivant les mêmes types de situation, ceux-ci cohabitant ainsi comme « une sorte de famille recomposée »[5]. Le but est de les aider à se réinsérer dans la vie sociale et professionnelle : « Nous leur offrons des cours d’alphabétisation, des formations d’apprentissage de métiers divers comme la vannerie, la savonnerie, la coupe et couture, etc. Nous couvrons les frais de scolarité des enfants qui ont été victimes directement ou indirectement. Nos bénéficiaires sont également insérées dans des programmes de micro-crédits pour exercer des activités commerciales ». De plus, un programme de musicothérapie a également été mis en place dans les maisons Dorcas en partenariat avec l’organisation Make Music Matter. Le but est d’aider les survivantes à guérir et à surmonter leurs traumatismes grâce au pouvoir de la musique[6].

       Après être passées par les maisons Dorcas, certaines femmes et enfants sont transférés pour une durée de six mois environ à la Cité de la Joie, créée en 2011 et dont Christine Deschryver, une activiste belgo-congolaise, est la directrice. Dans cet établissement, les personnes prises en charge bénéficient également de nombreuses formations, les aidant à reprendre le contrôle de leur vie et leur permettant d’acquérir diverses compétences : « prise de parole en public, apprentissage du fonctionnement du corps, des outils de communication moderne comme l’informatique et l’anglais, ou d’autres activités visant à permettre aux femmes victimes de regagner la confiance en elles, telles que l’ergothérapie par la danse, le self-défense, etc. »[7]. Certaines critiques ont mis en cause l’authenticité de certains témoignages de femmes prises en charge à la Cité de la Joie ; il arrive en effet que des femmes affirment avoir été violées dans le but de bénéficier d’aide et de formation. Mais Deschryver, balayant ces objections et les mettant sur le compte de la jalousie, assure que le « screening » à la Cité de la Joie est parfaitement au point et qu’il permet de détecter les faux témoignages. Elle ajoute par ailleurs que, « lorsqu’elles seront rentrées dans leur milieu, ces filles seront des graines d’avenir. Ces survivantes qui ont tout traversé, voudront changer les choses, elles feront de la politique… Elles changeront leur douleur en pouvoir… »[8].

       Les survivantes de viol peuvent également bénéficier d’une assistance juridique, dans l’aile juridique de Panzi, qui leur permet de porter plainte contre leurs agresseurs, même si la condamnation de ceux-ci reste malheureusement marginale. Des para-juristes sont également à disposition des survivantes pour assurer la médiation avec les familles, le droit et certaines coutumes locales entrant parfois en confrontation. La Fondation Panzi paie également les transports des victimes et leur assure, ainsi à qu’aux témoins, un logement, et couvre les honoraires des avocats et les frais de procédure[9].

       Un programme intitulé « Un toit pour les survivantes » a également été mis au point et «offre aux femmes l’occasion de se construire leur propre toit »[10]. Plus précisément, ce programme dont les bénéficiaires sont d’anciennes patientes de l’Hôpital Panzi et d’anciennes résidentes des Maisons Dorcas, « vise à apporter un appui matériel pour le financement d’achat des tôles et d’autres matériaux nécessaires pour la construction des maisons des femmes survivantes des viols et violences sexuelles des guerres à répétition à l’Est de la RD Congo »[11].

       Enfin, l’Hôpital Panzi, en collaboration avec des ONG locales, contribue à des programmes de démobilisation et de resocialisation des jeunes hommes et enfants soldats. En effet, certains de ces soldats mineurs récupérés sont expérimentés non seulement dans le combat armé, ayant déjà donné ou frôlé la mort, mais également dans les violences sexuelles : au cours de leur engagement dans les milices, ces jeunes « disposaient » de jeunes filles enlevées et devenues leurs esclaves sexuelles. Les risques de récidive chez ces soldats démobilisés sont élevés et ces programmes consistent à briser le cycle de la violence et à éviter que ces jeunes ne perpètrent à nouveau des atrocités, une fois de retour dans la vie civile[12].

Crédits: Physicians for Human Rights Wall. Cité de la Joie, campus de l'Hôpital Panzi, janvier 2012. Règles de la Cité de la Joie en français et swahili.

Crédits: Physicians for Human Rights. Mur de la Cité de la Joie, campus de l’Hôpital Panzi, janvier 2012. Règles de la Cité de la Joie en français et swahili.

Denis Mukwege

Le Dr Denis Mukwege est né en 1955 à Bukavu, dans le Sud-Kivu, dans une famille modeste, troisième enfant d’une fratrie de quatre sœurs et cinq frères. Il suivit des études de médecine au Burundi, avec comme objectif de devenir pédiatre. En 1983 alors qu’il finissait sa thèse, il travailla à l’hôpital de Lemera, au Sud-Kivu. C’est à l’occasion de cette expérience qu’il découvrit « une réalité horrible » :

Lorsque j’étudiais à Bujumbura, j’étais loin de m’imaginer les conditions dans lesquelles vivaient les femmes de la campagne : mariées trop jeunes, astreintes à des tâches manuelles harassantes avec des grossesses à répétition, sur des corps déjà épuisés… A cette époque, mes aînés m’expliquaient que les femmes, atteintes de bwaki [ndlr : malnutrition], avaient le bassin très étroit, ce qui les empêchait d’accoucher normalement. Lorsqu’enfin elles se décidaient à gagner l’hôpital, elles devaient marcher des heures ou être portées sur des brancards. Mais à l’arrivée, la rupture utérine avait déjà eu lieu, elles avaient saigné à blanc. Je ne pouvais rien faire[13].

Face à cette réalité, il se demanda s’il devait poursuivre sur la voie de la pédiatrie ou s’attaquer à l’autre urgence que constituait la condition des femmes. Le doute fit peu à peu place à la certitude : « Chaque jour, les cas rencontrés le confort[ai]ent dans sa décision : il se vouera[it] à la santé des femmes, essaiera[it] d’améliorer leurs grossesses, leurs accouchements »[14]. En 1984, ayant reçu une bourse d’études, il poursuivit sa spécialisation à Angers, en France et y vécut une expérience professionnelle très enrichissante. Une place permanente lui était offerte dans la ville française où lui, sa femme et ses enfants auraient pu s’établir à long terme. Pendant ce temps, la situation au Congo était particulièrement difficile. Suivant la ligne néolibérale qui émergeait à l’époque, les institutions financières internationales avaient imposé les politiques d’ajustement structurel à l’ancien Zaïre qui était « l’un des premiers cobayes » de ces politiques. Les dégâts se ressentirent fortement, avec des coupes drastiques notamment dans l’éducation et la santé, ce qui entraîna d’importantes manifestations et révoltes à travers le pays. Nombreux furent donc ceux qui tentèrent de dissuader le médecin congolais de rentrer au pays. Malgré les avis de son entourage, Mukwege et sa femme prirent la décision de rentrer au Congo en 1988:

Même si, au cours de mes années de spécialisation, les opportunités s’étaient multipliées, je n’étais pas dupe : je savais parfaitement qu’en France, les gynécologues de manquaient pas, et c’est au Congo que je pouvais être réellement utile. J’étais obsédé par le souvenir des femmes de mon pays et je me disais “comment pourrais-je rester ici, avoir la conscience tranquille en sachant que là-bas, les gens manquent de tout, qu’ils ne peuvent compter sur aucun soutien ?” [15].

 

Crédits: Torleif-Svensson. Dr Denis Mukwege

Crédits: Torleif-Svensson. Dr Denis Mukwege

       De retour à Lemera, il continua d’exercer son métier de gynécologue-chirurgien, mais soigna également bien des hommes, dans l’horreur de la guerre, d’abord avec la crise liée à l’afflux de réfugiés du génocide rwandais en 1994, période pendant laquelle il fit des aller-retour entre l’hôpital de Lemera et les camps de réfugiés à Goma et Bukavu notamment. Il élabora un plan humanitaire et créa un hôpital mobile en plein cœur de ville de Bukavu afin de relayer les autres hôpitaux débordés, avec l’aide de la Norvège et de la Suède[16]. A cette époque, Mukwege ne traitait pas encore de femmes congolaises ou rwandaises pour des violences sexuelles ; il ne relevait pas chez elles de lésions génitales dues au viol, ce qui était malheureusement appelé à changer.

       Peu avant le déclenchement de la Première Guerre du Congo en novembre 1996 (voir l’historique), la situation de l’hôpital de Lemera où Mukwege était médecin-chef devint très préoccupante. En effet, pour le médecin, il n’était pas question de refuser quiconque dans son hôpital, tout le monde y était soigné : soldats zaïrois, réfugiés hutu, Banyamulenge, Bafuliru… Mais sa volonté d’accepter tout le monde déplaisait fortement aux différents camps opposés. Un jour où Mukwege dut s’absenter pour amener un collègue se faire opérer à Bukavu, l’hôpital de Lemera se fit attaquer. Les assaillants considérèrent que l’hôpital était une cible ennemie, étant donné qu’il accueillait des combattants hutus et des militaires congolais. Si par miracle Mukwege fut absent lors du carnage, les patients et ses collègues en revanche ne furent pas épargnés :

C’était un carnage. […] Rien n’a été épargné : ni les trente-deux malades, ni le personnel de l’hôpital. Les opérés ont été achevés dans leur lit, le matériel a été détruit. J’ai perdu les médecins, les infirmiers… Quelques militaires qui avaient réussi à se cacher parmi la population déclareront par la suite que la force des assaillants était telle que nul, au sein de l’armée zaïroise, ne pouvait envisager d’y faire face. […] Il n’y a jamais eu d’enquête. Ce massacre n’a ému personne. Il s’agissait cependant du premier des “hauts faits” de l’AFDL, c’était le début de la barbarie. Mais cette barbarie semblait autorisée par la communauté internationale.[17]

Mukwege n’était donc plus en sécurité au Congo. Il s’en écarta avec sa famille en restant quelque temps à Nairobi, au Kenya pour revenir rapidement au Congo ensuite. Il retourna à Bukavu, là où il avait créé son premier hôpital. Il s’établit au sud de la ville, à Panzi, avec l’intention d’élargir l’offre médicale de la ville. Avec une aide matérielle importante de diverses organisations locales et internationales, il créa un nouvel hôpital[18].

La création de l’hôpital

Ainsi, en 1998, il fonda l’Hôpital Panzi dans la ville de Bukavu, dans le Sud-Kivu. Au cours du mois d’août de la même année, la Deuxième Guerre du Congo éclata. A nouveau, la sécurité du médecin et de sa famille n’était plus assurée, ce qui les poussa à repartir au Kenya pour une année. En 1999, ne pouvant se résoudre à rester inactif, Mukwege retourna à Bukavu. Il reprit ses consultations dans son hôpital à Panzi et c’est au cours de cette année que le gynécologue découvrit le « nouveau visage de la guerre » [19]: les patientes qui se présentaient à son hôpital avaient subi des violences sexuelles d’une barbarie peu commune et l’appareil génital de bon nombre d’entre elles était détruit. Le visage de la guerre était désormais celui « de la barbarie et de la cruauté gratuite ». Mukwege explique :

Je constate des lésions totalement inhabituelles, des plaies qui ne peuvent résulter que de positions très particulières dans lesquelles les femmes ont été placées. Les femmes n’ont pas seulement été violées, elles ont été mutilées à l’aide de différents outils. Des viols collectifs ont été commis, les maris, les voisins, les enfants ont été obligés d’assister aux opérations. Des clitoris ont été coupés, des seins sectionnés. Les viols se sont déroulés sans autre motivation que faire souffrir, humilier : après l’acte, parfois collectif, des soldats ont déchargé leur arme dans le vagin de leur victime… [20]

Horrifié et révolté, Mukwege accueille, soigne, répare, soutient et se bat pour ces femmes sans relâche depuis lors. Mais il est devenu à la longue très difficile pour lui de remplir correctement sa mission de chirurgien-gynécologue, tout en remplissant un rôle de confident, voire de psychologue :

Du matin au soir, le chirurgien était plongé dans l’horreur, car les femmes lui racontaient par le menu les atrocités qu’elles avaient subies. Bien souvent, obligées de se taire dans leur milieu, c’était la première fois, devant cet inconnu au regard bienveillant, qu’elles pouvaient se libérer en racontant leur histoire. “Psychologiquement, c’était très dur. Au début, pour les 600 premiers cas, je me suis efforcé, non seulement d’écouter, mais aussi d’écrire les récits de ces femmes. Je tentais aussi de me documenter pour savoir ce qui s’était réellement passé. Mais à la fin, je me suis rendu compte que, plus j’écoutais, plus j’étais moi-même perturbé. Le fait de me trouver en trop grande empathie avec ma patiente m’empêchait de faire librement mon travail… Lorsque j’opérais, j’avais tellement peur d’échouer que je m’en trouvais bloqué… J’étais devenu à la fois malade et soignant. Une fois rentré chez moi, je passais des nuits sans dormir. Je pensais sans arrêt aux opérations réalisées, aux cas rencontrés… J’en ai conclu qu’il était préférable que je n’entre pas dans l’histoire de ces femmes, car j’en étais trop affecté et j’ai décidé de me limiter volontairement aux actes techniques”.[21]

C’est la raison pour laquelle l’Hôpital Panzi a engagé des psychologues à qui les femmes peuvent se confier et avec lesquels elles peuvent entamer une thérapie. Mukwege se limite désormais aux actes « techniques ». Il n’en reste pas moins celui qui se bat pour les femmes, qui les soutient, diffusant autour de lui un sentiment de sécurité ; celui que les femmes saluent en l’appelant « Papa Mukwege », lui souriant « comme si plus rien ne pouvait leur arriver ».[22]

Crédits: Abel Kavanagh, MONUSCO. Bukavu , Sud Kivu.

Crédits: Abel Kavanagh, MONUSCO. Bukavu , Sud Kivu.

Engagement international et fatigue de l’inaction

En plus de son engagement direct auprès des femmes violées et de son travail acharné en tant que gynécologue, Mukwege plaide leur cause au niveau international et s’est rendu aux quatre coins du monde, multipliant discours, plaidoyers et appels à lutter contre les violences sexuelles dans les Kivus. Le médecin a reçu de nombreux prix prestigieux et autres distinctions internationales pour son combat. Des dons à hauteur de plusieurs millions de dollars ont été faits à son hôpital. Toutefois, bien que très reconnaissant et touché par tous les prix reçus lui permettant de développer son hôpital, le manque de réaction le fatigue :

M’écouter, cela donne bonne conscience, mais si rien en change, cela sert à quoi ? Les prix que je reçois auraient une grande valeur si, après avoir mené le plaidoyer, on pouvait dire que tout a été fait pour que cesse cette situation, mais tel n’est pas le cas. On me donne des prix et de l’argent pour régler les conséquences, mais on ne s’attaque pas aux causes des conflits. […] On peut donner des millions pour les médicaments, les traitements opératoires, la sensibilisation, mais sans sécurité, tout cela ne sert à rien [23]

Mukwege rappelle qu’il ne faut pas se « limiter à réparer les conséquences de ces atrocités et de la bêtise humaine, nous devons nous attaquer à leurs causes. Le viol est une arme aussi dévastatrice que les autres armes de destruction massive et doit être éradiquée. Pourquoi n’y a-t-il pas de ligne rouge tracée contre l’utilisation du viol comme arme de guerre alors que la communauté internationale s’est mobilisée et l’a fait contre les armes nucléaires, chimiques ou biologiques ? »[24].

       Après avoir parcouru le monde, écumé les conférences, multiplié les discours et plaidoyers, reçu prix et distinctions, Mukwege a levé le pied dans ce type d’activités : « Je change. […] En mars [2011] j’ai refusé de me rendre à New York à l’invitation des Nations unies. Cela me fatigue, et je sais qu’ils disposent de toute l’information nécessaire. Que pourrais-je ajouter qu’ils ne savent déjà ? »[25]. Il déplore l’inaction des dirigeants, tant congolais et rwandais (pays impliqués dans les conflits) que ceux de la communauté internationale. Cette situation de conflit semble être profitable et l’instauration de la paix néfaste à certains égards et pour certains acteurs. Par ailleurs, Mukwege est excédé par les qualificatifs attribués à la RDC et à la ville de Bukavu tels que « la capitale du viol », ceux-ci contribuant à mauvaise la réputation de la RDC et faisant apparaître le viol comme étant une « spécialité » congolaise :

Les Congolais ne sont pas des violeurs congénitaux, ce n’est pas vrai. Si les viols étaient une particularité du Congo, pourquoi deux provinces, le Nord et le Sud-Kivu seraient-elles les seules à être affectées ? Le Congo a connu la guerre sur tout son territoire, mais c’est ici que les viols ont eu lieu, massivement. Alors que depuis dix ans, on verse de l’argent dans les programmes de lutte contre les violences sexuelles, je pense qu’il n’est pas correct de poursuivre de tels financements alors que l’impunité, l’insécurité demeurent inchangées, que l’appétit pour les ressources naturelles est toujours aussi vif… On fait semblant de lutter contre la violence, mais en réalité, on ne fait rien… Je crois que la situation qui règne chez nous arrange beaucoup de monde : faire travailler les gens dans les mines comme des esclaves, cela rapporte beaucoup d’argent… [26]

Pour Mukwege, les stratégies d’action du Congo et du Rwanda dans la gestion du conflit sont inadaptées sinon suspectes. Des opérations militaires conjointes ont été menées dans le but de démanteler le groupe rebelle hutu FLDR (Forces démocratiques de libération du Rwanda) qui sévit dans l’est du Congo, mais cela n’a servi à rien, à part à repousser les rebelles plus profondément dans la forêt et à répandre la terreur de manière plus étendue encore. Par ailleurs, la présence des groupes rebelles à combattre sert de prétexte au Rwanda pour intervenir au Congo, là où il a des intérêts économiques importants. S’il est critique à l’égard du Rwanda et du Congo, Mukwege l’est tout autant à l’égard de la MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo). Celle-ci « est autorisée à utiliser tous les moyens nécessaires pour s’acquitter de son mandat, notamment en vue d’assurer la protection des civils, du personnel humanitaire et du personnel chargé de défendre les droits de l’homme se trouvant sous la menace imminente de violences physiques et pour appuyer le Gouvernement de la RDC dans ses efforts de stabilisation et de consolidation de la paix »[27]. Malgré ce mandat qui lui est confié, il semblerait que la MONUSCO ne soit pas particulièrement active. Mukwege explique :

Au Nord et au Sud-Kivu, il se passe quelque chose que nous ne comprenons pas. Au lieu de s’interposer, la MONUSCO joue un rôle d’observateur, et cela alors que les viols se commettent souvent à quelques mètres des positions des Casques bleus. Tout se passe comme si on ne voulait rien voir, rien savoir. A la fin, on s’interroge pour savoir si ces gens sont là uniquement pour prendre des photos et publier des rapports… Tous les trois mois, nous sommes endeuillés par un événement macabre… Je finis par me demander si le Nord et le Sud-Kivu, n’auraient pas été sacrifiés… [28]

Par exemple, les Casques bleus sont présents dans le village de Nzibira, territoire de Walungu, Sud-Kivu, où les habitants ont été particulièrement touchés par les pillages et la violence des différents groupes armés ; mais malgré cette présence, les villageois ne se sentent guère protégés et

aucune initiative de la communauté internationale ne trouve grâce. Les villageois qui autrefois comptaient sur l’aide humanitaire sont aujourd’hui rongés par le doute. Ils assurent que les Casques bleus, qui passent dans leurs 4×4 immaculés ne les protègent guère, et ils s’interrogent : “Que transportent ces hélicoptères onusiens qui se posent régulièrement dans les clairières de la grande forêt ?” Salomon [un médecin congolais actif dans le village] est plus précis : “Lorsque que le Comité international de la Croix-Rouge nous paie 7 dollars pour transporter des caisses jusqu’à la forêt et nous précise qu’il suffit de les déposer et de partir, nous nous demandons ce qu’elles contiennent et à qui ces colis sont destinés. Se pourrait-il que nos ennemis soient approvisionnés sinon entretenus par une ‘communauté internationale’ qui n’aurait pas d’intérêt à ce que la région se pacifie vraiment ?[29]

       De nombreux questionnements et doutes rongent donc certains Congolais, y compris le Dr Mukwege. Pour autant, il ne se laisse pas abattre et poursuit son combat sans relâche. Malgré les six attentats perpétrés à son encontre – le dernier en date remontant au 25 octobre 2012, au cours duquel il a failli être exécuté devant sa famille pour finir par être à nouveau miraculé – malgré les obstacles, il ne cesse de soigner les femmes (40’000 femmes violées et mutilées soignées en treize ans)[30]. A travers les épreuves et les difficultés, Mukwege trouve le courage de continuer grâce à sa famille :

Ma famille, c’est elle qui m’a permis de rester debout. Sans le soutien de Madeleine, mon épouse, sans les récits et les rires de mes enfants, jamais je n’aurais tenu le coup… Malgré mon travail et mes voyages, j’ai toujours attaché beaucoup d’importance au repas du soir, que nous prenions en commun, toute la famille réunie. […] Chaque soir, en famille, j’avais l’occasion de me décharger de mes soucis, de penser à autre chose… [31]

Avec notre volonté, tous ensemble, nous pouvons faire tracer cette ligne à ne pas franchir, contre le viol avec violence en période de conflits. Tant que l’impunité sera tolérée et qu’il n’y aura pas de redevabilité, le cycle de violence ne s’arrêtera pas. Il faut combler le fossé existant entre les lois et les conventions et leur mise en œuvre, car la justice est l’un des outils les plus efficaces pour garantir la non répétition des crimes à caractère sexuel. Nous devons enfin changer et faire évoluer les mentalités et les rapports de pouvoir, de domination et de soumission existant au sein des structures sociales axées sur l’inégalité des sexes et des rôles sociaux. […]

Ensemble, décideurs politiques, acteurs de la société civile, hommes et femmes, nous pouvons briser le silence et l’indifférence, décider de notre survie et retrouver notre humanité, car la lutte contre les violences sexuelles n’est pas qu’un enjeu des femmes, c’est un combat pour la société tout entière que nous devons mener dans un esprit de respect mutuel et de solidarité, dans l’intérêt de tous. [32]

(Denis Mukwege)

 

Camille Chappuis, 2016

Références

[1] Braeckmann Colette. 2012. L’homme qui répare les femmes. Violences sexuelles au Congo. Le combat du Dr Mukwege. Bruxelles : GRIP – André Versaille éditeur, p. 120

[2] Maertens de Noordhout Florence. 2013. « Violences sexuelles en République Démocratique du Congo : “mais que fait la police ?” Un état de non-droit à la recherche d’un système normatif. Le cas d’EUPOL RD Congo. » in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, No 2, Vol. 71, p. 221

[3]http://fondationpanzirdc.org/discours-du-dr-denis-mukwege-a-la-haye-479/#more-479

[4] Braeckmann Colette. 2012. Op. cit., p. 125

[5] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 125

[6]http://www.panzifoundation.org/music-therapy/

[7]http://fondationpanzirdc.org/discours-du-dr-denis-mukwege-a-la-haye-479/#more-479

[8] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 132

[9] Braeckmann Colette. Op. cit., pp. 120-121

[10]http://fondationpanzirdc.org/discours-du-dr-denis-mukwege-a-la-haye-479/#more-479

[11]http://www.panzihospital.org/archives/1807

[12] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 103

[13] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 20

[14] Idem.

[15] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 22

[16] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 35

[17] Mukwege Denis in Braeckmann Colette. Op. cit., p. 48

[18] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 69

[19] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 77

[20]Idem.

[21] Braeckmann Colette. Op. cit., pp. 106-107

[22] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 79

[23] Braeckmann Colette. Op. cit., 133-134

[24]http://fondationpanzirdc.org/discours-du-dr-denis-mukwege-a-la-haye-479/#more-479

[25] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 133

[26] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 134

[27]http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/monusco/

[28] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 138

[29] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 116

[30] Cojean Annick. 27 novembre 2012. « Viols en RDC : la croisade du Dr Mukwege » in Le Monde.

En ligne: http://www.lemonde.fr/international/article/2012/11/27/viols-en-rdc-la-croisade-du-dr- mukwege_1796486_3210.html [page consultée le 3 septembre 2015]

[31] Braeckmann Colette. Op. cit., p. 146

[32]http://fondationpanzirdc.org/discours-du-dr-denis-mukwege-a-la-haye-479/#more-479