Des conflits lucratifs dans un contexte de “néolibéralisme extractif”

Des conflits lucratifs dans un contexte de «néolibéralisme extractif»[1]. Quand désordre et conflits riment avec flexibilité économique et profits des entreprises

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Les politiques d’ajustement structurel imposées dans les années 80 par les institutions financières internationales ont fait entrer plusieurs pays d’Afrique dont la RD Congo dans l’ère néolibérale. Cela a contribué à faire de ce pays un « Etat non gouvernemental »[2], c’est-à-dire qui ne gouverne plus, laissant de ce fait la place aux entreprises étrangères qui exploitent à leur guise les matières premières locales. En raison de son ultra-flexibilité, le cadre économique du Congo est donc attractif pour les entreprises, phénomène exacerbé à l’Est du pays par les conflits qui ravagent la région depuis les années 90.

       De prime abord, il peut paraître surprenant d’affirmer qu’une zone de conflits offre un cadre économique attractif, car on a souvent tendance à établir une équation entre efficacité économique et stabilité politique. En effet, système capitaliste fructueux et bonne démocratie semblent aller de pair et, suivant cette logique, la guerre serait préjudiciable à l’économie d’un pays : un pays déchiré par les conflits – comme l’est le Congo – n’attirerait pas les investisseurs privés, faisant ainsi stagner la croissance tant recherchée.

       Mais dans certains cas, en l’occurrence dans celui de l’Est du Congo, c’est tout le contraire que l’on constate: le chaos régnant dans la région riche en minerais utilisés par l’industrie électronique offre un cadre économique néolibéral poussé à l’extrême, flexible et donc attractif pour certains types d’entreprises : aucune régulation, aucune norme à respecter en termes de droits humains ou d’environnement, pas de système bancaire ; tout est à créer selon ses propres règles dans cette zone de non-droit arrangeante pour les entreprises peu scrupuleuses. Les milliers de tonnes de minerais sortant chaque année légalement ou illégalement du pays profitent à certains acteurs de la chaîne de production impliqués dans ce trafic – entreprises de négoce de matières premières, entreprises spécialisées dans l’électronique, groupes armés contrôlant les mines, compagnies d’aviation, etc. –, mais certainement pas à la population locale ou au pays dans son ensemble



«L’Etat non gouvernemental» et le néolibéralisme en Afrique : conséquences des politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions financières internationales

L’avènement du néolibéralisme dans les années 80 n’épargna pas le Congo qui fut soumis à des politiques d’ajustement structurel, mises en place par le FMI (Fonds Monétaire International) et la Banque Mondiale, dans le but de favoriser la croissance économique et de permettre aux pays du Sud de rembourser aux pays du Nord leur prétendue dette. Habile manière de renforcer économiquement politiquement «[l]a domination des créanciers du Nord sur les débiteurs du Sud »[3], la dette constitue en effet « un puissant outil de domination politique dont les créanciers se servent pour imposer aux pays endettés des réformes antisociales et des politiques de libéralisation économique bénéficiant principalement aux sociétés transnationales, avec la complicité des élites dirigeantes de ces pays »[4]. Les politiques d’ajustement structurel ont consisté en différentes mesures drastiques ; il a entre autres été imposé aux pays qui y étaient soumis de supprimer les subventions aux produits et services de première nécessité ; de réduire drastiquement les budgets sociaux comme l’éducation, la santé, le logement; de geler les salaires des fonctionnaires et de licencier considérablement dans la fonction 
publique ; d’augmenter les taux d’intérêt afin d’attirer les capitaux étrangers ; de développer les exportations et la spécialisation dans quelques produits ; d’ouvrir totalement les marchés par la suppression des barrières douanières et désengager l’État des secteurs de production concurrentiels en privatisant massivement les entreprises publiques dans le but d’augmenter la compétitivité [5].

       Selon leurs partisans néolibéraux, ces réformes d’ajustement structurel imposées étaient censées permettre  d’écarter l’Etat corrompu et autoritaire pour faire place à une nouvelle forme de « gouvernance » plus démocratique et plus efficace économiquement. En Afrique, des démocraties officielles se sont effectivement mises en place sur une partie du continent et la vie politique de certains pays s’est vivifiée grâce à des élections multipartites[6]. Dans le même temps, les ONG (organisations non gouvernementales) ont déferlé en Afrique, «profitant du changement dans les politiques des donateurs qui détournèrent les projets de financement des bureaucraties étatiques dont on se méfiait, vers des chaînes d’implémentation qu’on considérait comme plus “directes” ou plus proches de la “base”»[7]. Néanmoins, suite à l’application des politiques d’ajustement structurel, comme le montre Renaud Vivien en citant un rapporteur du Conseil des Droits de l’Homme, « [a]près deux décennies dans de nombreux pays, la situation est pire que lorsqu’ils ont commencé à mettre en œuvre les politiques d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale. Ces programmes d’austérité rigoureux ont eu un coût social et écologique considérable et dans beaucoup de pays, l’indice du développement humain a dramatiquement chuté»[8]. En outre, au niveau politique, selon l’anthropologue James Ferguson, plutôt que d’amener cette libération tant attendue, ces politiques d’ajustement structurel ont provoqué des crises majeures : de plus en plus de fonctions étatiques ont dû être sous-traitées par des ONG et les meilleurs fonctionnaires de l’Etat se sont tournés vers ces organisations qui offraient de plus hauts salaires. Les capacités de l’Etat se sont ainsi retrouvées détériorées. Les employés restants de l’administration étatique touchaient des salaires leur permettant tout juste de survivre, avec pour conséquences inévitables la corruption et l’explosion de business parallèles[9]. Désormais démunis en termes financiers et de ressources humaines capables, les Etats ont été évidés. Se basant sur William Reno, Ferguson explique que

les institutions étatiques officielles, les réseaux informels des fonctionnaires, les hommes d’influence ou les seigneurs de guerre ainsi que les entreprises internationales, entremêlés les uns aux autres forment ce que Reno a appelé “l’Etat fantôme” qui font des institutions officielles à peine plus qu’une coquille vide. Dans de tels contextes, il est très facile de mobiliser des armées irrégulières pour faire du bénéfice économique privé […][10]

Les Etats, évincés des tâches gouvernementales, devinrent des « Etats non gouvernementaux » et

pour une grande partie de l’Afrique, ce nouvel ordre politique n’a pas signifié “moins d’interférence de l’Etat et moins d’inefficacité”, comme les réformateurs néolibéraux occidentaux l’imaginaient, mais simplement moins d’ordre, moins de paix et moins de sécurité. Dans un certain nombre de pays […] cela a signifié la guerre civile.[11]

Instabilité politique et efficacité économique

Dans ce contexte de faiblesse endémique de l’Etat et de ses institutions, les éventuels obstacles aux affaires des entreprises – impôts, normes en termes de droits humains ou d’environnement, etc. – ont été écartés. A l’Est du Congo, cette flexibilité offrant un cadre économique attractif pour certaines entreprises a été exacerbée par les conflits que cette région a connus depuis les années 90. Afin de comprendre ce phénomène en apparence contradictoire, quelques explications sont nécessaires.

       Selon de nombreux analystes, il existe des pays dits « de bonne gouvernance » et des pays dits de « mauvaise gouvernance ». Les premiers sont souvent associés à une économie stable et fructueuse, les seconds à une économie désastreuse et stagnante. Ainsi, on associe souvent une bonne démocratie à un système capitaliste fructueux et vice-versa. Dans le cas de l’Afrique, Ferguson explique que, selon la Banque Mondiale, la mauvaise gouvernance, caractérisée notamment par la corruption et les guerres civiles, a pour conséquence que certains pays n’arrivent pas à attirer des investissements privés, ce qui expliquerait la stagnation de leurs économies et leur pauvreté[12]. Néanmoins, dans le cas de certains Etats africains, cette affirmation ne se vérifie pas : en effet, certains sont économiquement très attractifs pour les capitaux étrangers et il ne s’agit en l’occurrence pas, selon la doctrine de la Banque Mondiale, des pays de « bonne gouvernance », mais au contraire des plus gros « échecs » (selon les termes de la Banque mondiale) à cet égard[13]. Ces Etats de « mauvaise gouvernance », malgré tout économiquement très attractifs, se trouvent souvent être des pays regorgeant de ressources minières. Ferguson ajoute que « les pays avec les Etats les plus violents et “corrompus”, même ceux avec des guerres civiles actives, ont souvent attiré des afflux particulièrement significatifs »[14]. Si cela ne signifie nullement « que la violence et le capitalisme basé sur l’extraction de minerais vont nécessairement de pair (comme s’ils étaient unis par une essence diabolique) », on ne peut toutefois « pas non plus simplement partir du principe qu’il existe une affinité naturelle entre l’ordre légal et politique au niveau de l’Etat-nation d’une part, et environnement attractif pour le capital de l’autre »[15].

       Ce n’est donc pas une surprise si dans le top 20 de l’année 2015 des plus grosses puissances économiques africaines en termes de PIB, on trouve en cinquième position l’Angola et en huitième position le Soudan. Ces deux pays ont en commun qu’ils regorgent de pétrole et qu’ils ont été – ou sont – ravagés par de brutales guerres civiles, ce qui n’a aucunement perturbé la croissance économique, au contraire : c’est dans les années 80, au moment où la guerre était particulièrement féroce en Angola, que le pays affichait une des plus hautes croissances du continent africain et dans les années 90 que le Soudan était la « star » en termes de croissance, malgré l’atroce guerre civile qui ravageait le pays et le gouvernement oppressif[16]. Inutile de dire que cet indicateur auquel on fait si souvent référence – le PIB – ayant servi de base à ce classement ne représente en rien le bien-être de la population, celle-ci ne bénéficiant que très peu ou pas des massives retombées économiques de l’exportation de pétrole. La République Démocratique du Congo, quant à elle, est en quatorzième position de ce top 20, avec une croissance de 8,1% en 2013, grâce au secteur minier[17]. Comme détaillé dans les autres articles de ce site, l’Est du pays est déchiré par des conflits depuis les années 90 et la situation économique d’une partie importante de la population est désastreuse, surtout au regard de la prospérité qu’elle pourrait connaître, compte tenu de la richesse du pays en matières premières. En effet, la RDC abonde en minerais précieux et recherchés, parce qu’essentiels pour l’industrie électronique. Mais le pays, qui attire toutes les convoitises, souffre bien plus qu’il ne profite des richesses minières (voir article « En quoi suis-je concerné ? »).

Le néolibéralisme poussé à son paroxysme : quand la guerre offre une grande flexibilité économique aux entreprises

Comment expliquer que l’instabilité politique puisse conduire à une forte croissance économique ? En fait, « [c]’est peut-être le principe de la dérégulation poussé à son extrême logique »[18] : l’explication réside dans le fait qu’une situation d’instabilité et de conflits fournit un cadre idéal pour faire des affaires, surtout lorsque celles-ci sont peu scrupuleuses, précisément car il n’y a pas de cadre : sans aucune norme et aucune règle, le désordre s’apparente à un contexte économique ultralibéral, idéal pour faire du profit sans contraintes.

       Par exemple, à Bukavu, dans le Sud-Kivu, à l’Est du Congo, on ne s’embarrasse effectivement pas de normes environnementales, de droits humains ou de droits du travail. Il n’y a d’ailleurs pas non plus de banques ni d’industrie « et pourtant de nouvelles constructions fleurissent un peu partout. On les appelle “les maisons coltan”, ce métal indispensable pour l’élaboration de certains appareils électroniques, notamment de téléphones portables (voir article « En quoi suis-je concerné ? »). Les entreprises bénéficiant de cette situation de non-droit sont variées: mines, raffineries, entreprises multinationales spécialisées dans l’électronique, entreprises de négoce de matières premières, ainsi que toutes sortes d’intermédiaires présents dans la chaîne de production, notamment les petites compagnies d’aviation. En ville, celles-ci « sont légion, comme les transporteurs et les transitaires spécialisés. Certains sont même français. L’hypocrisie est générale. Tout le monde prospère sur le commerce de minerais »[19].

       Cela étant dit, les entreprises capables de prospérer dans de tels contextes sont de nature particulière. Les nouvelles entreprises d’extraction minière ayant le mieux réussi en Afrique ne sont pas des gros conglomérats ; en effet, les grosses entreprises connues risquent d’être surveillées. Celles qui réussissent le mieux sont les petites entreprises « flexibles » actives dans les régions riches en minerais et faiblement gouvernées par l’Etat, pouvant s’adapter facilement et ainsi tirer profit des différentes situations[20]. Plus précisément,

Les environs apparemment chaotiques et indubitablement violents peuvent bien décourager les investisseurs traditionnels et les entreprises “réputées”. Mais pour les acteurs plus “flexibles”, des innovations tant dans l’extraction minière que dans la sécurité privée permettent de plus en plus à des opérations de se dérouler sans les frais supplémentaires de sécurisation et de régulation d’un espace national entier.[21]

Les grandes entreprises « réputées » ne sont malgré tout jamais loin. D’une part, parce que des investisseurs peuvent par exemple utiliser les petites entreprises flexibles pour s’emparer des droits sur des ressources pour les revendre ensuite à de plus grandes entreprises, pour le compte desquelles les petites continuent à agir et, d’autre part, simplement parce que cela permet aux multinationales spécialisées en électronique – pour le cas du Congo – qui ne se trouvent pas sur place de se fournir en minerais à très bas prix.

       Le désordre régnant induit donc une liberté extrême pour les entreprises. Les conséquences de cette situation,

pour la grande majorité des citoyens congolais, ont été effroyables. Mais les entreprises d’extraction minière assez flexibles pour fonctionner dans un tel environnement se portent apparemment très bien, trouvant que les désavantages de ce que j’ai appelé les “Etats non gouvernementaux” sont contrebalancés par des avantages compensateurs. Comme observé par un homme d’affaires européen au Congo, “L’absence de système bancaire est bien plus une opportunité qu’un obstacle. Vous établissez votre propre réseau et vos propres règles … Je trouve ça assez inspirant”.[22]

       Le cas du Congo (comme ceux de l’Angola et du Soudan, bien qu’ils ne soient que survolés ici) montre donc bien comment le «”désordre” peut être productif pour ce qui est de faciliter les formes d’entreprises dérégulées flexibles et opportunistes qui se développent dans des conditions que Rumsfeld[*] appelle “liberté” et que nous pourrions appeler à la place “néolibéralisme extractif”».[23]

Références

[1] Ferguson James. Global Shadows: Africa in the Neoliberal World Order. Durham: Duke University Press, p. 206

[2] Ferguson James. Global Shadows: Africa in the Neoliberal World Order. Durham: Duke University Press.

[3] Renaud Vivien. 2010. « L’annulation de la dette du Tiers Monde », in Courrier hebdomadaire du CRISP 2010 (Vol. 1, n° 2046-2047), p. 17

[4] Renaud Vivien. 2010. « L’annulation de la dette du Tiers Monde », in Courrier hebdomadaire du CRISP 2010 (Vol. 1, n° 2046-2047), p. 70

[5] Renaud Vivien. 2010. « L’annulation de la dette du Tiers Monde », in Courrier hebdomadaire du CRISP 2010 (Vol. 1, n° 2046-2047), pp. 19-22

[6] Ferguson James. Op. cit., p. 38

[7] Ibid.

[8] ONU-CDH (Ronaldo Figueredo et Fante Cheru) in Renaud Vivien. Op cit.

[9] Ferguson James. Op. cit., pp. 38-39

[10] Ferguson James. Op. cit., p. 39 et Reno William. 1999. Warlord Politics and African States. Boulder : Lynne Rienner Publishers.

[11] Ferguson James. Op. cit., p. 39

[12] Ferguson James. Op. cit., p. 195

[13] Ferguson James. Op. cit., p. 196

[14] ibid.

[15] Ferguson James. Op. cit., p. 208

[16] Ferguson James. Op. cit., p. 41

[17] http://www.africaranking.com/largest-economies-in-africa/ [page consultée le 17 avril 2016)

[18] Ferguson James. Op. cit., pp. 205-206

[19] Forestier 2007. Du sang dans nos portables. 26:19-26:51 [documentaire vidéo]

[20] Ferguson James. Op. cit., pp. 205-206

[21] Ferguson James. Op. cit., pp. 206

[22] ibid.

[23] Ferguson James. Op. cit., p. 210

[*] Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense des Etats-Unis sous l’administration George W. Bush, avait déclaré à propos du chaos régnant en Irak suite à l’invasion américaine, alors qu’à Bagdad les institutions centrales de la culture nationale irakienne étaient brûlées et pillées et que le ministère du pétrole était protégé par les troupes américaines (Ferguson 2006 : 210): « Ces choses arrivent. La liberté est désordonnée, et les gens libres sont libres de faire des erreurs, et de commettre des crimes et de faire de mauvaises choses. Ils sont également libres de vivre leur vie et de faire des choses merveilleuses. Et c’est ce qui va se passer ici. » (http://www.slate.fr/lien/33679/rumsfeld-france-vieille-europe [page consultée le 17 avril 2016]